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  • En tant que fondateur du Nation Media Group, Son Altesse l'Aga Khan s'exprime lors de la conférence Pan Africa Media qui célèbre le 50ème anniversaire du Nation Media Group.
    AKDN / Gary Otte
Conférence marquant le 50è anniversaire du Nation Media Group

Son Excellence Mwai Kibaki, président de la République du Kenya,
Son Excellence Paul Kagame, président de la République du Rwanda,
Son Excellence Kalonzo Musyoka, vice-président du Kenya,
Le Très Honorable Raila Amolo Odinga, Premier ministre du Kenya,
Son Excellence Joaquim Chissano, ancien président du Mozambique,
Son Excellence Benjamin Mkapa, ancien président de la République-Unie de Tanzanie,
L’Honorable Samuel Poghisio, ministre de l’Information et de la Communication de la République du Kenya,
Chers ministres,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec un réel plaisir que je vous rejoins au sein de cette conférence, événement qui tout en revenant sur un éminent passé, appréhende un avenir empli de défis. La présence à cette conférence de M. Kibaki et de nombreux autres chefs d’Etat, passés et actuels, revêt une immense importance pour moi-même, à titre personnel, et pour le Nation Media Group. Il ne fait en effet aucun doute que les relations entre gouvernements et médias sont primordiales pour l’avenir de l’Afrique, aussi délicat, voire exaspérant, que cela puisse s’avérer quelquefois.

A bien des égards, ceci a été un nouveau défi pour l’Afrique. Avant l’indépendance, il n’existait pas au niveau national de propriétaires de médias, de journaux, de chaînes de télévision, de stations de radio, ni d’équipes autochtones de journalistes qualifiés. Les gouvernements ayant acquis nouvellement leur indépendance durent coopérer avec des médias totalement novices en matière de questions africaines, à l’heure où dirigeants politiques et journalistes jonglaient tant bien que mal avec des débats aussi essentiels que le capitalisme, le communisme et le non-alignement. C’est dans ce contexte que je décidai de créer le premier groupe médiatique d’Afrique de l’Est. J’avais alors 24 ans et une méconnaissance totale des médias. Pour reprendre un terme swahili, j’étais « Kutia Mkono Gizani » ; autrement dit, « l’aveugle qui conduit les aveugles ».

Je serais tenté d’évoquer longuement nos débuts, nos grands projets et les étapes que nous avons franchies pour les réaliser. Et je faillirais à mon devoir si je ne profitais pas de cette occasion pour saluer ceux qui ont consacré tellement de leur temps et de leur talent au progrès du Nation Media Group, dès les premiers jours jusqu’à aujourd’hui.
Qu’avions-nous espéré et prévu pour le Groupe il y a 50 ans ? Nous aspirions sans nul doute à ce qu’il passe d’une entreprise balbutiante travaillant à perte à une entreprise rentable de premier ordre, puis qu’il se transforme d’une entreprise privée en une société publique, aujourd’hui détenue principalement par des milliers d’actionnaires locaux. Nous étions également déterminés à rester à la pointe du progrès technologique afin de ne pas encombrer l’Afrique de techniques de production dépassées.

En revanche, nous n’avions sans doute pas prévu la façon dont l’entreprise se diversifierait et s’étendrait, à toute l’Afrique de l’Est, à la télévision, à la radio et désormais à l’Internet, nous permettant de relayer notre travail au reste du monde.

Cependant, même si nous pouvons être fiers de nos réussites, saisissons cette occasion pour nous tourner vers l’avenir.

Ce faisant, nous devrions, selon moi, aspirer à un avenir dans lequel l’Afrique bénéficierait de certaines des entreprises médiatiques les plus prestigieuses et les plus respectées de la planète. Une Afrique dans laquelle à la fois les gouvernements et les médias respecteraient le rôle qui leur incombe respectivement au sein de vos jeunes démocraties. De quel rôle s’agit-il ? C’est là une question que nous avons également soulevée dès le début. Car nous étions déjà conscients alors d’un modèle répété au cours de l’histoire : le fait qu’en de nombreux endroits, en de nombreuses occasions, la transmission de l’information avait été assurée par des groupes partisans, organisations suivant un ordre du jour, partis politiques, groupes d’intérêts spéciaux et gouvernements.

Les médias d’information cherchant à être indépendants avaient généralement du fil à retordre. C’était le cas du News Chronicle, ancien journal britannique rédigé par le regretté Michael Curtis, qui a ensuite joué un rôle central au sein du Nation Group. Tout comme lui, nous pensions alors que la tradition de non-alignement de la presse était ce qui convenait le mieux à l’Afrique. Nous le pensons toujours.

Il n’a pas toujours été facile d’expliquer ce rôle, c’est-à-dire de partager notre conception selon laquelle préserver notre indépendance vis-à-vis des partis, des groupes d’intérêts spéciaux ou des gouvernements ne devait pas signifier pour autant et ne signifie pas que nous nous opposons à eux. Ne pas suivre de plateforme spéciale ne sous-entend pas systématiquement une rivalité. Il ne faut pas confondre indépendance avec opposition.

Pour prétendre à une véritable indépendance, un média doit éviter toute prise de parti prévisible, toute appartenance politique étriquée ou personnalisation superficielle. Les dérives journalistiques ne peuvent en aucun cas se cacher derrière un ordre du jour politique ou partisan. C’est ainsi que l’idée de « pratiques d’excellence » est devenue le deuxième objectif du NMG, afin de tenter d’identifier, de former et d’exploiter les plus grands talents que nous pouvions trouver dans le domaine des médias.

Une récente étude menée par la Freedom House indique que la liberté des médias est de plus en plus menacée à l’échelle globale. Pour chaque pas fait en avant par une nation en termes de liberté de la presse, deux autres nations font un pas en arrière. La liberté des médias requiert donc une vigilance constante.

J’aimerais néanmoins émettre une réserve : car dans toute activité humaine, la liberté ne doit pas être la porte ouverte aux abus. Il serait triste en effet qu’au nom de la liberté, l’Afrique doive accepter les pires pratiques médiatiques, qu’elles soient de son propre fait ou qu’elles soient importées.

Je suis convaincu que le meilleur moyen pour les médias, en Afrique et ailleurs, de préserver leur indépendance, est de démontrer leur caractère indispensable.

Ce n’est pas une tâche aisée. L’information circule plus vite, plus loin et à un prix moindre que jamais auparavant. Parfois, pourtant, disposer de plus d’informations revient aussi, par nature, à plus de mauvaise information, de confusion, de manipulation, à une vision superficielle des événements manquant de nuances, de contexte ou masquant d’autres intentions.

Nous parlons beaucoup, particulièrement en Afrique, de la protection et de l’amélioration de notre environnement naturel. De la même façon, nous devrions nous montrer toujours plus vigilants quant à la protection et à l’amélioration de notre environnement médiatique.

Alors voyons de plus près comment cela pourrait se traduire concrètement pour les médias d’Afrique.

Tout d’abord, les médias devraient être, selon moi, plus « africains », c’est-à-dire être les premiers à aborder les questions spécifiques à l’Afrique, de façon intelligente et éclairée.

Tandis que les médias d’Afrique s’attachent à préserver l’identité et la culture africaines, l’un des problèmes qui surgit est celui de la langue. Au Kenya, par exemple, le lectorat swahili s’est réduit par rapport au lectorat anglais, alors qu’en Tanzanie, c’est l’inverse. Comment les décideurs publics et l’industrie de la communication peuvent-ils soutenir les langues traditionnelles ?

Par ailleurs, je pense que nous devrions nous concentrer davantage sur la question de la propriété des médias. Aussi longtemps que je me souvienne, la qualité des journalistes africains a toujours été la priorité numéro un. Je me demande pourtant si le vrai problème n’est pas plutôt celui des buts et des intentions des propriétaires des entreprises de communication. Quels sont leurs objectifs personnels, religieux, politiques et économiques ?

La gestion des crises constitue un autre défi que l’industrie doit être mieux préparée à relever. En temps de crise, comment les dirigeants médiatiques africains réagissent-ils ? Nous connaissons les difficultés ; NMG, comme tant d’autres, y a fait face durant la crise kenyane d’il y a deux ans : tribalisme, gangstérisme, désinformation, corruption et intolérance religieuse, autant de forces obscures auxquelles les médias d’Afrique sont parfois confrontées.

Bien sûr, nous avons également assisté, ici et ailleurs, à des efforts médiatiques courageux voire parfois héroïques visant à répondre à ces crises et à en venir à bout. Mais les médias d’Afrique peuvent-ils faire plus ?

Lorsque surviennent des opportunités fortes et légitimes de mettre à l’honneur des initiatives africaines positives, les médias d’Afrique y prêtent-ils attention ? De nombreux pays dans lesquels je travaille, par exemple, souffrent d’une Constitution dysfonctionnelle. Mais de nombreux autres pays d’Afrique gèrent ce problème intelligemment. Reconnaissons-nous de tels efforts ? Beaucoup d’endroits d’Afrique voient un régionalisme intelligent remplacer un nationalisme étriqué, mais je me demande pourtant si les médias les mettent suffisamment en avant.

Lorsque la plupart des pays d’Afrique subsaharienne ont acquis leur indépendance, presque toutes les professions libérales souffraient de sous-développement : le droit, la médecine, l’éducation, le métier d’infirmier ou d’infirmière, l’administration publique… et le journalisme. Certaines professions n’étaient pas suffisamment rémunérées pour attirer les plus talentueux. Cela s’améliore aujourd’hui. Selon moi, il arrive un moment où une relation dysfonctionnelle née de l’inexpérience d’un gouvernement ou de la superficialité des médias peut être remplacée par une empathie intellectuelle constructive d’un nouveau genre. Je suis persuadé qu’une meilleure relation est désormais possible - non ! - qu’elle est essentielle si le développement africain doit progresser au rythme voulu et attendu par les populations d’Afrique.

Débats animés, investigations intelligentes, critiques éclairées, désaccords étayés par des principes : autant de qualités qui doivent continuer de caractériser une industrie des médias en bonne santé. Parallèlement, soutenir la responsabilité des médias, ancrée dans la compétence professionnelle, représente désormais un réel impératif moral. Pour autant, ces aspirations doivent trouver leurs racines dans un enseignement de qualité.

C’est au titre de Chancelier de l’Université Aga Khan que j’aborde aujourd'hui ce sujet. Cette institution qui a maintenant 25 ans est implantée dans huit pays dont le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie, le Pakistan, l’Afghanistan, le Royaume-Uni, la Syrie et l’Egypte. L’Université, autrefois axée sur la santé et l’éducation, propose à présent un large éventail de matières.

Je suis heureux de vous annoncer que l’Université Aga Khan prévoit d’établir en Afrique de l’Est une nouvelle Ecole de troisième cycle en Médias et Communications. Elle sera destinée à promouvoir l’excellence des médias ainsi que le renforcement de pratiques éthiques dans l’industrie des médias des pays en développement.

Cette Ecole sera animée avant tout par un engagement absolu en matière de qualité.

Plusieurs enseignements seront offerts. L’Ecole proposera d’une part un programme de maîtrise aux jeunes diplômés des universités ainsi qu’aux propriétaires de médias, directeurs et journalistes en cours de carrière. Elle proposera d’autre part des classes d’enseignement continu – formations courtes visant à étayer les compétences et cultiver les valeurs médiatiques. Elle établira également un programme spécial en gestion des médias - l’un des premiers du monde en développement - tourné vers des institutions médiatiques plus solides, puisqu’après tout, l’indépendance journalistique dépend de l’indépendance financière.

La nouvelle Ecole créera par ailleurs un Forum sur l’Avenir des Médias, lieu privilégié où seront menées et diffusées des recherches de pointe qui contribueront à l’établissement des futures formes de communication publique.

Dans toutes ces entreprises, l’Ecole suivra une optique de service public servant de ressource à la communauté des médias en Afrique et au-delà.

L’orientation particulière de l’Ecole vers les pays en développement se reflétera dans son personnel enseignant et son corps étudiant, ainsi que dans son programme et ses sujets de recherche. Nous prévoyons, par exemple, de recourir fréquemment à la méthode de l’étude de cas, comme le font maintenant beaucoup d’écoles de droit et de commerce, tirant ainsi des enseignements d’exemples historiques concrets. Nous élaborerons des études de cas basées sur des expériences tirées de médias africains, tout en reflétant des pratiques d’excellence mondiales. Ces études de cas aborderont les problèmes récurrents de l’industrie des médias tels que ceux que j’ai mentionnés : gestion de crises, banalisation, analyse superficielle et corruption.

Cette nouvelle Ecole travaillera également sur les technologies médiatiques les plus évoluées, tout particulièrement sur le nouveau monde « en ligne », ses complications et ses potentialités. Ici encore, comme dans beaucoup d’autres domaines, l’Afrique est à même de rejoindre le premier rang de ces nouvelles technologies, comme l’attestent le développement rapide des technologies de téléphonie mobile et la disponibilité récente du broadband, dont le nouveau câble sous-marin SEACOM.
Un nouveau campus proposant ce programme verra le jour à Nairobi au cours de l’année prochaine. Il collaborera étroitement, bien sûr, non seulement avec le Nation Media Group mais aussi avec d’autres organisations médiatiques locales, continentales et internationales.

A long terme, l’Ecole de troisième cycle en Médias et Communication agira de pair avec un autre nouveau projet de l’Université Aga Khan, une Faculté des Arts et des Sciences qui sera prochainement créée à Arusha. Dans un monde de plus en plus complexe, les journalistes devront être capables de comprendre la nature et les subtilités des domaines dans lesquels ils interviendront : médecine et environnement, disciplines économiques et financières ou encore questions juridiques et constitutionnelles. De tels programmes, alliant ainsi économie et médias, pourraient bien donner naissance à une nouvelle génération d’entrepreneurs africains dans ce secteur.

Nous pensons et espérons que cette nouvelle Ecole contribuera à la réalisation des objectifs dont j’ai discuté avec vous aujourd’hui, et que les commentaires et les pistes apportés concernant l’avenir des médias africains seront pris en considération. En espérant qu’à l’avenir, l’Afrique bénéficiera de certaines des entreprises médiatiques les plus prestigieuses et les plus respectées au monde.

Je vous remercie.