Rapport du Jury pour le cycle 2019
Vivre dans la dignité
mosaique_02-2019_akaa_winners.jpg
Plus que jamais, la pratique conventionnelle de l’architecture est confrontée à une crise majeure. Au niveau mondial, la reconnaissance de la profession s’étend à une poignée de commandes prestigieuses qui produisent des ouvrages dits esthétiques. Pourtant, ces projets ne sont pas représentatifs des conditions de vie de la majorité de la population planétaire.
Ces conditions englobent la violence qui résulte du changement climatique, la montée des inégalités économiques et numériques, les épidémies, les restrictions accrues de libertés, la polarisation croissante, les guerres qui font rage, les déplacements massifs de population, et - au milieu de tout cela – reste la lourde tâche de vivre dans la dignité.
Afin que l’architecture demeure pertinente, il est impératif que la profession se repositionne face aux défis humains, sociétaux et environnementaux actuels.
Reflétant ce besoin de repositionnement, le Jury du Prix Aga Khan 2019 s’est attaché à sélectionner des projets qui remettent en question la pratique conventionnelle de la discipline et, surtout, qui ouvrent la voie et offrent des solutions ingénieuses et inspirantes pour faire face aux problèmes sociaux et les aborder de façon sérieuse.
Cette nouvelle approche exige de mettre l'accent sur le processus de conception du projet. L’architecte doit être reconnu tant pour ses capacités conceptuelles que pour son rôle de médiateur en étroite collaboration avec les collectivités. De cette façon, il est à même d’aider les personnes et les agences à concrétiser leurs aspirations - malgré les défis locaux, les ressources limitées et les conditions politiques strictes.
A cette fin, le Jury a privilégié le processus sans négliger pour autant l’excellence architecturale, considérant la qualité de conception d’un projet gagnant comme une évidence. De même, ces professionnels établis ont considéré l’empreinte environnementale de chaque projet comme un acquis. Ils se sont mis au défi de reconnaître les projets qui ont su étendre leur pertinence – et incarner une promesse crédible, capable de générer des répercussions à long terme, au-delà de l’intervention physique.
Le Jury a également accordé une attention particulière au leadership, à la collaboration, à l'ouverture et à la bonne gestion. Ces critères de sélection l’ont amené à s’interroger sur les arrangements institutionnels à l’origine de l’ouvrage, les formes de gouvernement par lesquels ils ont été organisés, le travail d'équipe qui a soutenu leur création et leur réalisation, ainsi que leur capacité à intégrer les voix communautaires et les défis sociétaux plus larges.
Au vu des tendances démographiques, le Jury a jugé primordial d’examiner de près l’impact des projets sur les jeunes générations en considérant deux critères : 1] la possibilité offerte aux nouvelles générations d’architectes et de designers de participer à des processus de construction et à des interventions qui ont eu un impact sur l'environnement naturel et bâti, et [2] l'organisation programmatique et architecturale des bâtiments, ainsi que la façon dont ils pourraient favoriser un apprentissage inclusif multigénérationnel.
Ces critères s'appliquent également aux 20 projets présélectionnés qui ont été retenus lors de la première session du Jury en janvier. Lors de cette réunion, le Jury a sélectionné plusieurs interventions communautaires telles qu’une bibliothèque au milieu d’un kampung et une école éphémère dans un camp de réfugiés. Le Jury a également considéré des architectes plus expérimentés qui ont su reconnaître le rôle central du mentorat au sein de leur communauté professionnelle locale.
La sélection finale s’est naturellement orientée vers des designers plus expérimentés. Cependant, tout au long du processus, le Jury a démontré un engagement ferme en faveur des processus inclusifs de conception et des interventions architecturales qui mettent l’accent sur la pluralité culturelle et la responsabilité intergénérationnelle.
Les thèmes dominants qui ont émergé et qui définissent les lauréats du Prix Aga Khan d’Architecture pour le cycle 2019 sont au nombre de trois : 1] patrimoine vivant, [2] résilience et rétablissement écologiques, et [3] biens communs prospères et inclusifs.
Ces thèmes sont intégrés dans les six projets lauréats qui couvrent trois continents. Il s'agit d'une intervention sur le patrimoine urbain, d'un musée national, d'une école flottante, de salles de classe et de salles universitaires, d'un centre écologique et d'un programme ambitieux visant à introduire des espaces publics dans une centaine de lieux.
Lors des délibérations, les notions d’ancrage, d’identité culturelle, d’adaptabilité, de conception à faible impact, d’environnement, de collaboration, d’objectif communautaire, d’autonomisation, de leadership, de dignité, d'hybridité et de bien commun, se sont avérées récurrentes et ont guidé le Jury vers la sélection finale.
Le Jury reviendra sur ces différentes notions à la lecture des citations de chacun des projets lauréats.
En conclusion, le Jury tient à souligner l’effort précieux qui a été déployé dans la sélection de ses membres, réunissant un ensemble de voix riche et multidisciplinaire. Le Jury a trouvé l'expérience incroyablement enrichissante et stimulante, notamment lors de débats traduisant à la perfection les disciplines et les expériences respectives du groupe. Il aimerait également souligner l’effort remarquable déployé par les experts sur site dont les visites sur le terrain ont permis un examen approfondi des 20 projets et ont facilité le processus de sélection finale en cette époque de réalité virtuelle et de fausses nouvelles. Le Jury est reconnaissant pour cet effort et pour la rigueur et le soin avec lesquels le procédé de sélection du Prix est organisé.
Les six lauréats du Prix Aga Khan d’Architecture 2019 sont :
La Revitalisation de Muharrak, Bahreïn
Le Musée Palestinien, Birzeit, Palestine
Le Projet Éducatif Arcadia, au Sud Karnachor, Bangladesh
L’Unité d’enseignement et de recherche de l’Université Alioune Diop à Bambey, Sénégal
Le Centre Wasit Wetland de Sharjah, Emirats Arabes Unis
Le Programme de Développement des Espaces Publics, Tatarstan, Fédération Russe
Elizabet Diller (présidente), Anthony Kwamé Appiah, Meisa Batayneh, Sir David Chipperfield, Nondita Correa Mehrotra, Edhem Eldem, Mona Fawaz, Kareem Ibrahim, Ali M. Malkawi
Genève, le 6 juin 2019
Revitalisation de Muharrak
Muharrak, Bahreïn
La Revitalisation de Muharrak répond, de manière créative, aux aspects, jusqu’à ici négligés, du patrimoine culturel urbain et de la vie sociale. S’inspirant de l’économie perlière de Bahreïn et de son passé prospère, le projet a fait naître un sentiment de fierté locale tout en insufflant une nouvelle dimension culturelle dans une zone urbaine détériorée.
Le programme résulte en une série originale d’interventions publiques et privées au langage architectural contemporain à la fois dynamique et discret.
La restauration des structures existantes et la création de nouveaux bâtiments ont permis le développement d’activités culturelles. Grâce à un système d’éclairage élégant, « the Pearl Route » guide symboliquement le visiteur à la découverte du patrimoine urbain de Muharrak tout en le sensibilisant à l’aspect social du projet.
L’amélioration des espaces publics et des infrastructures offre à la communauté locale des possibilités d’interaction sociale. Une plate-forme ouverte permet aux citoyens de participer activement et aux professionnels d’horizons différents d’interagir et de collaborer. Les partenariats public-privé et les entreprises locales peuvent ainsi prospérer.
A l’issue de ce vaste programme, le processus de revitalisation urbaine de la ville de
Muharrak est le fruit d’un parfait équilibre entre l’amélioration de la qualité de vie de ses habitants et l’expérience du visiteur sur le site.
Les interventions, qui s’étendent sur près de deux décennies, se veulent progressives, évolutives, flexibles, en adéquation avec la ligne directive du projet et démontrent la persévérance et la vision à long terme de ses instigateurs. Elles rappellent que l'institutionnalisation, le renforcement des capacités locales et la recherche du mieux possible plutôt que du parfait sont autant de clés pour obtenir un impact durable.
Musée Palestinien
Birzeit, Palestine
Le Musée palestinien est l'incarnation puissante d'une identité culturelle sous la contrainte, à la frontière entre terre et architecture, nature et hommes. En faisant des terrasses agricoles traditionnelles de la région le centre de sa conception, le projet place la terre au cœur de sa mission de conservation.
Ce concept a inspiré chaque étape de la conception du bâtiment, installé au sommet d'une colline surplombant un riche jardin botanique d'espèces indigènes, et faisant face à la mer, lointaine et inaccessible, et aux villes de la Palestine historique.
Par son intégration à la topographie naturelle, le bâtiment adopte un langage architectural vernaculaire séculaire tout en utilisant des formes géométriques modernes. Il est l’équilibre parfait entre emploi des ressources locales traditionnelles et technologies.
La programmation du musée propose des expositions qui témoignent de l'histoire, de la culture et des ambitions des peuples de Palestine. Ses activités sont étroitement liées à l'environnement éducatif et dynamique de l'Université de Birzeit, située à proximité.
L'existence même du bâtiment, le détail et la perfection de sa conception - construit malgré les conditions d'occupation et de siège – symbolise l’espoir pour les générations actuelles et futures.
Projet Éducatif Arcadia
Sud Karnachor, Bangladesh
A l’heure du réchauffement climatique et de l’élévation du niveau de la mer, cette modeste école de bambou apporte une solution de construction économique et viable avec des matériaux disponibles localement.
L’approche adoptée pour la construction de l’école maternelle et de ses trois classes consiste en une structure qui s’adapte à l’environnement et s’élève en fonction du niveau de la rivière, permettant ainsi une utilisation ininterrompue du bâtiment pendant toute l’année. Ici, l’architecte propose, de façon remarquable et modeste, une solution innovante d’architecture amphibie tout en adoptant des méthodes de construction traditionnelles.
Par son approche technologique contextualisée et sa solution globale, ce projet à faible coût et impact sur l’environnement, est le fruit d’une collaboration entre architecte, client et entrepreneur. Il en résulte une démarche responsable et innovante tant dans son aspect social que technique.
La modestie du programme, le choix des matériaux et la méthode de construction sont autant d’éléments qui ont contribué à la réussite de cette école amphibie, résultat d’un travail d’équipe expérimental et collaboratif. Bien que simple et compact, le projet est à même de résoudre des problèmes techniques complexes de flottabilité et d’ancrage, sans pour autant négliger la composante écologique et la gestion des déchets.
Le projet s’efforce d’améliorer la qualité de vie des habitants, de contribuer au développement social et économique en offrant des solutions innovantes en réponse à la montée des eaux et à l’accès à l’éducation dans les collectivités rurales.
Unité d’enseignement et de recherche de l’Université Alioune Diop
Bambey, Sénégal
L’Unité d’enseignement et de recherche de l’Université Alioune Diop, avec son architecture élégante et contextualisée, constitue un exemple durable d’efficacité énergétique à faible consommation d’énergie et impact environnemental.
Les questions bioclimatiques, consommation d’énergie, ressources matérielles, pollution de l’eau sont à l’origine du projet et se sont révélées nécessaires à l’optimisation de l’enveloppe du bâtiment. La gestion de l’eau et la technologie des matériaux de construction sont autant d’éléments essentiels qui ont guidé la conception architecturale.
Côté nord, le bâtiment s’organise autour d’un vaste espace ombragé qui facilite l’interaction sociale et permet une circulation linéaire. Les éléments de construction tels que les parpaings perforés possèdent une double fonction, permettant à la fois de ventiler l’air tout en réfléchissant la lumière directe du soleil.
Ce projet tient compte du confort, de la consommation d’énergie et de l’environnement. Il présente un design de qualité basé sur les principes environnementaux, tout en offrant des espaces intégrés au site et adapté aux conditions locales.
Les techniques de construction employées ici peuvent servir de prototype pour la réalisation d’autres bâtiments. Le processus de développement durable qui en découle, peut servir de modèle de référence pour la mise en œuvre d’une architecture contextuelle, respectueuse de l’environnement.
Centre Wasit Wetland
Sharjah, Emirats Arabes Unis
Le Centre Wasit Wetland se démarque et se définit comme un projet de collaboration remarquable, voire unique, combinant l'excellence architecturale et un engagement profond envers les impératifs écologiques.
Le projet atteint des objectifs élevés en terme d’éducation et offre une approche ludique. Moins de quatre ans après son achèvement, un grand nombre d’habitants, en particulier des écoliers, témoignent du succès global du projet et de son impact positif dans un contexte social plus large.
Certains aspects moins conventionnels du projet se sont révélés les plus intéressants. La capacité de son architecture à minimiser l’impact visuel de sa structure en exploitant la topographie du lieu, permettant à celle-ci de s’intégrer avec respect dans son milieu naturel est une merveilleuse façon de nous rappeler que la valeur architecturale réside de plus en plus dans la capacité d'une structure à s'intégrer dans un environnement plutôt que de s’imposer.
De même, la principale contribution du projet à son environnement urbain réside dans la réhabilitation de près d’une vingtaine d’hectares d'anciennes friches. La construction du centre a permis, en valorisant le site comme héritage naturel, d’en détourner les promoteurs immobiliers.
Le projet crée un exemple sans précédent de développement à faible impact, respectueux de l'environnement dans une région qui œuvre habituellement dans la direction opposée.
Programme de Développement des Espaces Publics
Tatarstan, Fédération Russe
Impressionnant par son ambition et sa volonté d'améliorer la qualité de l'espace public dans toute la République du Tatarstan, le succès du programme réside dans son approche inclusive du processus de mise en œuvre. Les projets, situés à dessein dans des lieux très différents, tentent d'accroître l'importance de l'espace communautaire.
Il est primordial de comprendre le rôle du public - en renforçant le sens de la communauté, l'identité des villages, des villes et des cités – dans de tels projets et dans le développement de la société civile et la qualité de vie.
L’un des objectifs du Programme est d’améliorer des espaces parfois mal conçus et mal dimensionnés, héritage de la planification centralisée de l’ère soviétique. Même dans des lieux à caractère industriel, la nature est au centre de l’initiative, laquelle s’efforce de protéger les espaces publics face aux intérêts de la propriété privée.
L'ampleur et la diversité des 185 projets achevés fin 2017, ont nécessité différents types de réponses et d'idées. Il est évident que le succès durable du projet réside non seulement dans sa vision plus large et son leadership politique, mais aussi dans son processus de réalisation, mettant l'accent sur l'engagement et le dialogue, la participation et l'encouragement des jeunes architectes et designers, ainsi que l’engagement des usagers et de la communauté.